Anglicismes, une histoire de cuisine et de voyages

Si mes voyages et mes vies en dehors de la France m’auront tant apporté, pour mon cheminement en tant qu’être humain, au niveau professionnel et personnel, un des aspects qui m’aura le plus ébranlé, pour le mieux, est le rapport à la langue française au Québec.

Pendant ma jeunesse, j’ai vécu en Italie et aux Pays-Bas. Je gardais le français comme un trésor personnel. Mon quotidien se vivait dans une autre langue, il n’y avait pas de glissement linguistique ou sémantique, pas de mélange insidieux. Pas de doute ou de parois poreuses. Tout était simple, il s’agissait d’une langue, ou de l’autre. Mais vivre si longtemps sur un territoire à la fois semblant être proche, par la langue française, et si éloigné de ma culture est une autre aventure.

Le rapport à notre langue maternelle, le français en l’occurrence, est de l’ordre de l’intime, de l’émotionnel, souvent inconscient, mais toujours rémanent. On part plus ou moins bien outillé, on baigne dans une langue, ou plusieurs, on se construit un bagage au gré des rencontres, des possibles, de nos choix de vie. En bref, notre modeste histoire personnelle croise l’Histoire. 

Pendant vingt-sept ans, j’ai eu le privilège d’habiter au Québec, j’aurais pu écrire habiter le Québec, comme une approche de l’expérience qui fait écho à une acculturation dont la langue fait partie intégrante. Cela aura changé mon regard sur la francophonie. Pour le meilleur et pour le reste. 

Cette province canadienne est une société distincte culturellement et fière de porter haut et fort les couleurs du français. Mais nous le savons, le diable est toujours dans les détails. Il est vrai que le Québec a légiféré en 1977 pour que le français soit défendu. Ainsi, la loi 101 fait du français la langue officielle de l’État et des tribunaux ainsi que la langue pour l’enseignement, les communications, le commerce et les affaires au Québec… Cependant, quid de l’usage par la population multiculturelle de l’anglais, des anglicismes dans cette enclave francophone au cœur même d’une Amérique du Nord anglophone à la culture impérialiste et aux nombreuses strates d’immigrations au fil du temps ? 

Si comme l’écrivait si justement Montesquieu, « le mieux est le mortel ennemi du bien », nous pourrions avancer que le français est le paradoxe vivant de la nécessité d’exigence qualitative et, d’une manière concomitante ce qui en fait tout le défi, d’un besoin vital d’adaptation aux métissages pour enrichir la langue et ne pas se scléroser. Mais bien loin de moi toute velléité moraliste. 

Petite histoire du meilleur ennemi du bien version éducation. À mon arrivée au Québec, ma fille aînée était en garderie. Mais venait l’âge d’aller à l’école maternelle. Avec mes repères français, mon désir d’ouvrir le champ des possibles à ma fille, j’aurais beaucoup aimé qu’elle puisse accéder au réseau des écoles anglophones. Si j’avais vécu en Espagne, je l’aurais mise à l’école espagnole. La loi m’y a empêché. J’étais fâchée, je vivais cette obligation de rester dans le réseau francophone comme une limitation. Je m’en suis ouverte à mes amis québécois, le débat s’est enflammé. Chacun ayant une vision du monde différente. Les Québécois étaient révulsés que je veuille mettre ma fille dans une école anglophone et moi, je prônais une ouverture au monde par l’apprentissage d’une autre langue. 

Mais voilà, il ne s’agissait pas de n’importe quelle autre langue, mais bien de l’hégémonique anglais. Un vrai dialogue de sourds. Pour conclure ce chapitre qui ne me fera pas briller en société, heureusement, je me suis rendu compte rapidement que les motivations de la préservation du français dans l’éducation était un cheval de bataille en soi pour les francophones québécois et ce à juste titre. 

Aujourd’hui avec le recul, je réalise combien je manquais d’éléments primordiaux pour comprendre la place du français au Québec. Je suis heureuse que mes deux filles puissent avoir suivi leur scolarité en français, elles se sont complètement intégrées culturellement. Et, même si elles ont fait leurs études supérieures dans des universités anglophones, ce qui leur a permis de vivre partout dans le monde, le français demeure leur ancrage avec le Québec. 

Mais revenons au diable et ses détails insidieux. J’ai le bonheur d’écrire, souvent autour de l’interculturel, la diversité et l’international. Il y a quelques années, un collègue m’a demandé un texte sur une thématique interculturelle. L’écriture se passe fluidement, je suis contente du résultat, chose assez rare pour être soulignée. J’envoie le texte, mais retour rapide et abrupt de mon interlocuteur. Le texte lui convient, mais il est ulcéré. En effet, j’ai utilisé le mot « challenge » dans le titre. Je conviens de ma bévue et lui présente mes excuses, je remets le défi à la vue de tous !

Au Québec, si vous allez chez le garagiste, il va vous parler de « muffler, de brake, de millage ou de char ». Les emprunts lexicaux sont relativement aisés à détecter. Les emprunts morphologiques sont l’art d’intégrer, mine de rien, un anglicisme dans une structure en français. Par exemple, « focuser » pour se focaliser, ou bien « fitter » pour correspondre. Le verbe est alors conjugué fait surprenant et très insidieux. Il existe également les calques ou en encore les anglicismes sémantiques dont ‘’éventuellement’’ fréquemment utilisé au Québec pour évoquer quelque chose qui va se produire hors de tout doute. C’est indéniablement l’anglicisme que j’abhorre, mais à chacun ses petites « bibittes » (lubies dans ce cas, mais peut être aussi insectes ou animaux).

De retour en France pour y vivre après presque trois décennies, l’utilisation des anglicismes me saute aux yeux avec une grande acuité. Peut-être parce qu’ils sont si différents de ceux utilisés au Québec. Mais je suis consciente que dans quelques mois, j’aurai adapté mon vocabulaire et ma vision sera moins précise quant aux anglicismes parce qu’il est probable que je les aurai intégrés, consciemment ou non.

Dernier exemple en date, grâce au captivant monde des cuisinistes en France, j’ai découvert un mot qui m’a laissée bouche bée : « kitchener ». Une enseigne au nom douteux, que je ne nommerai pas car trop c’est vraiment trop parfois, a réussi la haute voltige de prendre un nom d’enseigne mêlant de l’anglais avec une dysorthographie effarante et de nous permettre de rencontrer un « kitchener ». Oui, oui, je sais cela peut être surprenant quelque part en France. Mais cuisiniste, c’est tellement poussiéreux n’est-ce pas !

Et pour vous, quel est l’anglicisme qui est votre bête noire ou au contraire votre plaisir coupable ? Je vous mets au défi de répondre à ce « challenge » ! Puisqu’il vaut mieux en rire, qu’en pleurer, je vous laisse sur une note d’humour sans prétention avec Sebastian Marx, humoriste américain qui vit en France. Mes excuses pour le langage peu châtié, mais si plaisant !

Par Cécile Lazartigues-Chartier, consultante Interculturel